lundi 10 mai 2010

Want you be my doll?


Morgane est une fée, vous en doutiez encore?
(et là, oui, tu peux te dire "ayé, le chapelier craque, il a découvert les merveilles de la retouche foireuse de photos.")

Toxic Dolls 2


Faustine vit dans un pays merveilleux où l'herbe est bleue et la terre est violette.
Mais oui je te présenterai son dealer.

Toxic Dolls 1


Oui, ami, toi aussi prends des acides et regarde la fée Morgane
avec les yeux d'un mec déchiré au lsd!!

dimanche 9 mai 2010

A toi et ceux


Pas besoin de leurs dollars,
Juste tes rêves et sa guitare
(Saez)



A David et Pierre-Henri, parce que je ne pourrais jamais oublier.



L'été décline, mais le jour est encore tiède. Les oiseaux chantent et le jour s'étiole lentement. Sous les arbres on entend des échos, des éclats de voix, des tintements de verre, bref, tout les symptômes d'un apéritif entre amis à l'ombre des feuillages. Tout est paisible. Il fait bon, les pommiers sont chargés de fruits mûrs, et au-delà de la haie s'étale la perspective de la plaine, jusqu'à la mer qu'on aperçoit au loin, scintillante au soleil.
La table est dressée au fond du jardin. Une nappe blanche, des assiettes en grès un peu usé, et de vastes et profonds fauteuils d'osier, tandis qu'au-dessus de tout cela, à une grosse branche qui surplombe l'ensemble, on a accroché un joli lustre en verroteries où des bougies à la citronnelle dégoulinent déjà sur leurs supports.
On est tous là. Comme au bon vieux temps. Alice, Tristan, Dimitri, et moi-même; l'équipe est au complet. Plus âgés de jour en jour, c'est une manière d'arrêter le temps que de se retrouver là comme avant, quand on n'était qu'une bande de jeunes crétins plus préoccupés par les filles, la fumette et la sieste que par notre avenir. On se connaît depuis le lycée, nos premières frasques, nos premiers pétards fumés en douce sur le parking, nos premières cuites à la vodka dans le square, nos premières excuses bidons pour sécher les cours. J'en rigole encore, quand j'y pense; c'était le bon temps. Maintenant on est tous des adultes, tous mariés, même Dimitri qui a passé la bague au doigt de son amoureux pas plus tard que la semaine dernière. On est tous des gens biens, des gens sérieux; Alice a les cheveux sagement tirés en arrière, teints, méchés de blond. A ses oreilles pendent de grosses boucles en or, et elle a sur le front, relevées, ces énormes lunettes noires si chères qui sont tant à la mode. Un tailleur croisé, bleu et blanc, lui donne une allure d'hôtesse de l'air, sauf que ses pieds sont nus et pleins d'herbe et de terre. Curieux contraste.
Près d'elle, Tristan est peut être le seul à avoir gardé un peu de ce qu'il était quand on s'est connus: cheveux noirs et longs, bouc et anneau à l'oreille, il se permet quelques fantaisies vestimentaires, notamment ses grosses bagues en argent qu'il n'a jamais quittées depuis l'adolescence. Mais ça, c'est parce que c'est un artiste, voyez-vous; il a un bon job dans la pub, et il passe ses journées à concevoir des emballages de biscottes ou de serviettes hygiéniques. Pas glorieux, pour le dessinateur qu'il voulait être; mais il n'est pas le premier d'entre nous à enterrer ses rêves, cela dit.
A l'autre bout de la table, Dimitri, impeccable dans sa tenue haute couture, une grosse chevalière à l'auriculaire, exhibant fièrement son alliance à l'autre main. Crâne rasé, bronzage californien, il n'y a plus grand chose en lui du gosse rêveur que j'ai connu; il faut dire aussi que son métier d'avocat ne lui laisse pas beaucoup de place pour les excentricités.
Et moi? Moi aussi j'ai changé. Trop. Mais avais-je vraiment le choix? Je me suis marié, comme eux, j'ai eu un travail, comme eux, sauf que... Et bien, je n'ai pas tenu. J'ai divorcé, démissionné, claqué la porte au nez du monde et à présent je vis d'expédients et de petits boulots, et j'entretiens comme je peux une vieille ferme blanche aux volets bleu pervenche, posée dans les marais charentais quelque part près de la mer, au bord d'un petit canal. Et je me souviens. Ça fait cinq ans maintenant qu'on s'est tous retrouvés, et chaque année, à la fin du mois de septembre, on fait un grand repas, et on se rappelle de ce qu'on a vécu, on se souvient de toi, Yuna, qui aurais dû siéger à la place vide. Parce que tu as eu plus de courage que nous, sans doute, que tu t'es raccrochée à tes rêves jusqu'au bout et lutté pour les conserver intacts. Parce que nous t'aimions.
Si on soulevait la nappe, on verrait des initiales gravées dans le bois: ADYCT. Alice, Dimitri, Yuna, Camille et Tristan. Je me souviens comme hier du jour où on avait, à la pointe d'un couteau de poche, baptisé à notre nom cette vieille table de vigneron dégottée dans une décharge.
Une idée de toi, Yuna; tu voulais apposer notre marque, que cela n'appartienne qu'à nous et devienne le symbole de notre réunion, comme c'était là où nous prenions tous nos repas et que nous nous réunissions pour décider de tout. On y refaisait le monde, et pour certains d'entre nous, on y faisait l'amour, mais ça n'entre pas encore dans le cadre de mon récit.
Je pourrai dire, les yeux fermés, où elle se trouvait et quelle était l'ordonnance de la maison; la table était au milieu de la cuisine, et entourée de bancs faits de bric et de broc, pour certains piqués dans une cour de récréation de l'école où Alice avait travaillé. Toute la maison était comme ça, meublée de bricole et de choses volées, empruntées à plus ou moins long terme, ou dénichées dans les décharges. Ça sentait toujours l'encens à plein nez, et la sciure, et la peinture fraîche: il y avait toujours quelque chose à réparer, à peindre, à coller, un endroit à aménager.
Mais je m'égare dans mes souvenirs, et j'avoue avoir du mal à savoir par où commencer. Par le début, me dirais-tu; ha, mais quand était-ce? Est-ce que ça a commencé quand on s'est tous rencontrés au lycée, quand on en est sortis avec le bac en poche sans savoir quoi en faire? Quand on a décidé de dire merde au monde entier?
Ma foi oui, commencer par là est plutôt judicieux.
Donc, c'était l'été où nous avions passé le bac; les examens n'avaient pas encore commencé qu'on avait presque tous envie de ne pas continuer les études. C'était l'été, oui, et on préférait encore passer de paresseuses après-midi sous les arbres à fumer, jouer de la guitare et rêver en observant les nuages plutôt que de travailler. On discutait beaucoup, également; on parlait du monde, de la façon dont il allait, de ce qu'on ferait pour l'arranger. Toi, Yuna, tu étais très remontée contre tout ce qui nous entourait: l'école, la société toute entière, l'état... Il faut dire que tu n'avais jamais été très heureuse, ballottée depuis tes trois ans de famille d'accueil en famille d'accueil, seule au monde, sans jamais avoir connu d'amour venant de qui que ce fut. Tu étais un peu perdue, un peu rebelle, et tout au fond de toi, je le sentais, affligée d'une blessure qui ne guérissait pas.
Tristan et toi vous entendiez très bien; vous étiez une sacrée paire, et vous aviez tous les deux les mêmes idées bien arrêtées sur la politique, et l'anarchie. Selon vous, vivre en petites communautés autarciques était une bonne solution, une solution qui avait marché pendant des siècles; vous vouliez jeter aux orties tout ce que le vingtième siècle avait produit, revenir à des choses plus simples et plus saines, au travail manuel et à l'effort perpétuel pour toute parcelle de plaisir.
Des idées plutôt extrêmes qui nous faisaient bien rire, Alice, Dimitri et moi; nous étions les modérés, vous les extrêmes, et on arrivait souvent à se tempérer les un les autres. Nous trois calmions Tristan et toi, qui nous motiviez parfois à vous suivre quand l'occasion s'en faisait sentir. Nous étions complémentaires et soudés, et c'était très bien comme ça.
Tout a commencé, dans les faits, quand on a découvert la maison, plusieurs semaines après les examens. Une promenade nocturne m'avait perdu sur les sentes près de chez mes parents, et j'avais atterri par hasard sur un vieux domaine abandonné où trônait une vaste demeure quasi en ruines. Notre activité favorite était alors l'exploration d'endroits déserts afin d'y établir notre QG, maintenant que le lycée était fermé et que nous étions de jeunes diplômés. C'était un sport parfois dangereux, quand il s'avérait que le site n'était pas vraiment désert et qu'il fallait échapper aux chiens de garde; mais globalement, nous avons fait pas mal de joyeuses trouvailles, de la grange mangée aux mites, en passant par la tourelle médiévale jusqu'à la cahute perdue au milieu de nulle part. La maison que j'avais découverte, après inspection approfondie, nous apporta une foule de trésors: meubles anciens, bibelots, tapis, vieux papiers... Après délibération, nous nous sommes appropriés cet endroit, en secret. Commença alors l'incessant ballet de la voiture de Tristan, qui ramenait seaux de peinture, clous, planches volées, et autres matériaux destinés à ce que nous, bricoleurs en herbe, puissions remettre la baraque en état.
Chaque jour, durant plusieurs heures selon les disponibilités de chacun, nous nous réunissions là, déblayant les débris, réparant les tuiles disjointes, repeignant les murs et j'en passe. Tout commença par la cuisine, qui fut la première pièce à être nettoyée; en partant de là, nous progressions de mur en mur, lentement, mais sûrement, si bien qu'à la fin de l'été, tout le rez-de-chaussée était prêt et quasiment habitable, pour peu qu'on supportât le désordre ambiant; en effet, nous avions rassemblé tout ce que la maison comptait de trésors, et ils étaient entassés un peu partout, en attendant de pouvoir être vendus ou utilisés.
Lorsque vint septembre, il fallut faire un choix. Dimitri partait en fac de droit, Tristan travaillait, Alice et moi étions inscrits à l'université; seule toi, Yuna, tu refusais toujours de te plier à ce qu'on attendait de toi, et tu cherchais avant tout à échapper à ta famille d'accueil qui te menait la vie dure, pour utiliser un doux euphémisme.
La maison était loin de tout, et de la ville plus particulièrement; fidèle à ton caractère que l'on peu qualifier d'extrême, Yuna, tu y prit définitivement tes quartiers, te dévouant corps et âme à l'entretien de l'endroit, aménageant un jardin, bref, réalisant ton rêve de vivre à l'écart de tout et des autres, de façon la plus autonome possible. Au début, même Tristan, qui partageait tes idées, semblait sceptique. On se sépara plus ou moins pendant plusieurs mois; chacun était parti de son côté, chacun étudiait, et on passa l'hiver sans guère se revoir. Mais le printemps revenant, les beaux jours nous rappelaient à tous à quel point nous aimions ne rien faire et rêver, bricoler, échapper à la ville qui nous étouffait. A vrai dire, nous venions tous de la rase campagne, et avions toujours vécu au rythme pépère du petit village où nous habitions; passer brusquement à la frénésie citadine de cette fourmilière, bien que de taille plutôt modeste, était un cap difficile à passer.
Tristan fut le premier à te suivre, Yuna. Six mois après ton installation dans la maison, il avait plaqué son travail, et trouvé un emploi dans la ferme voisine. De la sorte, il pouvait habiter avec toi, poursuivre les travaux, tout en ayant quelques revenus qui permettaient d'acheter tout ce qui était nécessaire. Vous deux étiez les plus débrouillards d'entre nous; vous arriviez toujours à parvenir à vos fins, et dépensiez le moins possible, ayant recours parfois à des méthodes peu catholiques. Nous vous rendions visite de plus en plus souvent, et chaque fois, quitter cet endroit était presque un déchirement; j'avais l'impression d'y laisser une part de moi-même, et j'aspirais secrètement à y retourner chaque fois que j'avais une minute de libre.
Alice rencontrait quant à elle de nombreuses difficultés dans sa vie; les études se passaient mal, elle se disputait avec ses parents, et, ayant obtenu ses examens de première année, coupa tout contact avec eux, avant de s'installer à son tour dans la maison.
Ce fut pour moi une période de grande hésitation. Je n'avais pas problèmes pour mes études, j'avais trouvé un appartement en ville que je payais grâce à des petits boulots; je m'étais habitué à cette vie, et le confort apporté me suffisait. J'avais peur, en vérité, peur de tout lâcher pour aller vivre avec mes amis; ils étaient heureux à leur manière, et ça me rappelait tous les étés que nous avions passés à faire du camping sauvage ou à voyager en stop, ces jours entiers où nous échappions au monde, vivant dans la marge, en secret. Pour Dimitri, c'était pour l'heure hors de question, et je le suivais plus ou moins, d'autant plus que j'avais une peur terrible de la réaction de mes parents. Pour les autres, c'était facile; toi, Yuna, tu n'avais aucune attache familiale, Tristan n'avait plus que sa mère qui était très contente de le voir être devenu indépendant et lui avait très tôt lâché la bride. Quant à Alice, les rapports avec sa famille étaient devenus si exécrables que le fait d'avoir coupé les ponts avec eux ne changeait pas grand chose à sa vie.
Mais Dimitri et moi étions au contraire très proches de nos parents qui avaient placés en nous de vastes espoirs; lui était promis à une carrière d'avocat, et moi je devais suivre les traces de mon père qui enseignait l'anglais à l'université. Difficile de passer outre tout cela, mais plus le temps passait, plus je vous voyais libres, plus je vous enviais.
Les travaux dans la maison, à présent que vous étiez trois pour vous en charger, avançaient vite, et vous receviez de l'aide des voisins, qui employaient Tristan; ceux-ci étaient un couple d'éleveurs, qui s'amusaient bien de voir ces petits jeunes squatter cet endroit et en faire un petit paradis au milieu de nulle part et coupé de tout.
Je laissai passer quelques mois, mais les études me rattrapaient; ma deuxième année de fac débuta, monotone et triste. Je n'avais plus guère le temps d'aller voir mes amis, submergé de travail, tandis que mes parents ne cessaient de se soucier de moi. Ils étaient au courant de ce qui se passait dans la maison, et connaissaient la petite bande depuis longtemps; ils s'en méfiaient, à vrai dire, tout comme les parents de Dimitri avec lesquels ils entretenaient des rapports un peu trop étroits à notre goût. Craignant de nous voir succomber à notre tour, ils nous surveillaient de plus en plus rigoureusement, jusqu'à nous interdire tout contact avec nos amis, non pas de façon directe, mais plutôt en nous assommant d'obligations de toutes sortes. Nous nous retrouvâmes sans tarder littéralement débordés, chacun de nos parents s'ingéniant à nous inviter sans cesse à diverses fêtes, sorties, et autres, de sorte que chacune de nos rares secondes de temps libre étaient prises par eux.
Bon gré mal gré, je tenais le coup; j'espérais qu'une fois ma licence passée, on me laisserait un peu plus tranquille. Mais les mois passaient et j'étouffais de plus en plus, ne pouvant avoir que de rares nouvelles de toi et des autres; maintenant que ma mère allait jusqu'à surveiller mes appels, je redoublai de prudence, n'ayant pas l'habileté de Dimitri ou des autres pour échapper à la mainmise des parents sur nos vies. Je ne pouvais cependant m'empêcher de les comprendre; quel père ou mère ne s'inquiéterait pas de la réussite de son enfant, surtout quand ses amis abandonnent tout pour aller vivre de rien et d'eau fraîche? Je nous croyais sans avenir, dès lors que nous sortions des sentiers battus, mais plus le temps passait et plus je me demandais à quoi tout cela pouvait bien servir; je voyais la réussit de mon père, bien payé, respecté, et ma mère qui menait une carrière plutôt terne mais dont elle était fière. Ils avaient une maison, un chien, un fils, deux voitures et un écran plat. Ils avaient des amis haut placés, ils pouvaient s'acheter de coûteux vêtements, partir en vacances, avaient de l'électroménager haut de gamme et une femme de ménage pour s'en servir à leur place. Mes parents étaient heureux, mais ce bonheur-là ne me tentait pas. Je me souvenais souvent de ce que nous autres, jeunes idiots, vivions tous ensemble, loin de tout, vivant à notre propre rythme et sans souci d'heures ni d'obligations autres que celles que nous nous fixions. Il y avait là quelque chose de plus, le plaisir, sans doute, de jouir directement des fruits de son travail, la douceur de vivre, et cette indéfinissable sensation de liberté.
Il ne me fallut pas grand chose, avant de prendre la décision qui allait chambouler ma vie. Une ultime dispute, un moment de lassitude et d'énervement, et la pression trop longtemps contenue s'est échappée. J'ai lancé au visage de mes parents toute ma fatigue du monde et de la vie qu'ils m'imposaient, toute ma rancœur, toute ma colère envers eux; je leur ai fait de la peine, je le sais, je l'ai vue dans les yeux de ma mère, dans ceux de mon père qui s'était retenu de justesse de me frapper. Je suis parti sans un mot, prenant quelques affaires, et je me suis enfui comme un lâche, pleurant de rage et de culpabilité sur mon volant tandis que je quittai la ville. J'ai eu cent fois l'envie de revenir en arrière, de m'excuser platement, et d'oublier tout ça; mais s'il y avait bien une chose que tu m'avait apprise, c'est de toujours aller de l'avant, quoi qu'il arrive; pour une fois, me disais-je, une fois dans ma vie j'avais fait preuve de courage, comme eux, en plaquant tout pour essayer d'être heureux d'une autre façon. Autre chose tu m'a appris, ne pas avoir peur de l'échec, car, disais-tu, il n'y a rien de mieux qu'un coup de pieds aux fesses pour faire rentrer certaines choses dans sa tête.
Après tout pourquoi pas? Pourquoi ne pas essayer? Vous aviez l'air de vous en sortir, et contrairement à ce qui disaient mes parents, vous aviez peut être un avenir. Pas aussi reluisant que celui auquel j'étais promis, mais c'en était un quand même.
Il faisait nuit noire quand je suis arrivé à la ferme. Il y avait encore de la lumière, et quand je suis descendu de la voiture, j'ai entendu Tristan qui jouait de la guitare, et Alice qui chantait. C'était une chanson irlandaise qu'on avait entendue dans un film, et que Tristan adorait; il ne savait pas jouer grand chose à par cet air, et ça me rappelait tant de choses que j'en eu les larmes aux yeux. J'avais l'impression, réelle, poignante, de rentrer enfin chez moi. On n'attendait rien de moi. On m'acceptait tel que j'étais, imparfait, timoré, timide, indécis et sentimental. On ne me demandait pas de réussir, juste d'essayer, et d'être là.
Ça me suffisait.
Quand je suis entré, la cuisine était toute pleine de bougies qui vacillaient dans la brise tiède qui entrait à flots par la porte ouverte; il faisait doux, pour un moi de mai, et tous les trois étaient assis autour de la table, et me regardaient. Tu t'es jetée à mon cou en riant, Alice m'a embrassée sur les deux joues et Tristan faillit m'étouffer dans ses bras; oui, j'avais bel et bien l'impression de revenir chez moi, après une interminable et douloureuse absence.
-Tu en as mis du temps à te décider, a-t-il dit en se rasseyant. Installe-toi, et raconte!
Tu as sorti des tasses et fait réchauffer du café dans une casserole qui semblait dater du siècle dernier. Toute la pièce était à présent meublée de bric et de broc; il y avait un feu dans la cheminée, et des piles de vaisselle ébréchée sur les étagère, des miches de pain dans du linge, et quelque légumes terreux. Ils avaient l'air de ne manquer de rien...
Sirotant mon café, j'ai expliqué ce qui venait de se passer; ils avaient l'air peiné, mais je savais qu'ils étaient malgré tout heureux de me voir les rejoindre. Alice, qui avait vécu une situation similaire, ne put s'empêcher de me donner quelques conseils.
-Ne fais pas comme moi, Camille; garde quelques contacts avec tes parents, fais-leur comprendre que c'est ta décision et qu'elle ne changera pas. Peut être qu'ils l'accepteront, après tout..
-Tu rêves, ai-je dit en riant, sentant à nouveau mon cœur se serrer.
J'étais tremblant, encore plein de colère et d'incrédulité devant ce que je venais de faire; j'avais peur, aussi, et ce changement si brusque, même si c'était pour revenir dans ce lieu que j'aimais tant, me terrifiait.
Pour la première fois depuis longtemps, j'ai vécu une soirée paisible, en musique, à raconter ma vie, à écouter la leur, tandis que les cigarettes et les joints s'allumaient et s'écrasaient dans le cendrier. J'appelai Dimitri pour lui annoncer la nouvelle, et laissai un message sur le répondeur de mes parents. C'était Alice qui m'avait poussé à le faire; je me suis excusé, j'ai expliqué les raisons de ma décision, et, comme elle me l'avait conseillé, je leur ai fait comprendre que je ne reviendrai pas dessus. En raccrochant, j'étais soulagé comme rarement je l'avais été. Ma conscience me laissa enfin tranquille, du moins pour le restant de la soirée.
Le lendemain, Alice et toi m'avez montré l'état des travaux; le premier étage était bien avancé, et Tristan avait retapé les combles afin d'éviter les fuites.
-On a eu des soucis, l'hiver dernier, me racontas-tu. L'eau s'infiltrait partout, on crevait de froid et tout était humide. Une vraie éponge. Mais depuis, Arthur, le voisin, nous a donné un coup de main et a aidé Tristan à poser la laine de verre au grenier et à faire en sorte que tout soit un peu mieux isolé. Du coup, c'est beaucoup plus habitable. Tu verra, cet hiver, ça sera top!
Tu semblais follement heureuse de me revoir, je m'en souviens; tu souriais, et je ne t'avais jamais vue comme ça. Le jour même, j'ai prit possession de mes nouveaux quartiers, une vieille chambre aux murs lambrissés, avec un immense lit en bois massif qui ne devait avoir guère bougé depuis que nous avions prit possession des lieux. Le reste du jour s'écoula paisiblement; je sentais qu'il me faudrait du temps avant de m'habituer à cette absence d'heures, de réveil, d'emploi du temps. Alice et toi ne restiez cependant pas inactives; le jardin était votre principale occupation, et vous vous chargiez également des menus travaux de peinture, de nettoyages et autres, en attendant que Tristan et Arthur continuent le gros œuvre. Alice avait également réussi à se procurer des poules, qui galopaient dans la cour en perdant leurs plumes et essayaient parfois de rentrer dans la maison, d'où tu les chassait à coups de balai. Le soir, je vous ai aidées à les rentrer dans le poulailler fait de grillage et de palettes rafistolées, et donnai un coup de main pour le ménage. Tristan rentrait en général assez tard, mais bien souvent il ramenait également un petit quelque chose que Madeleine, la femme d'Arthur, leur offrait gracieusement: gâteaux, pain, plats encore tout chauds, la vieille femme était un vrai cordon bleu.
Il me fallut une semaine pour prendre mes marques et trouver ma place; visiblement une paire de mains en plus n'était pas de trop, et lorsque Tristan allait travailler, je continuais à rafistoler ce que je pouvais en son absence. Une fois par semaine, je partais au village voisin avec Alice, qui vendait le surplus d'œufs et de légumes au marché local. Même si mes parents habitaient non loin, je ne craignais pas de les y croiser; les marchés n'étaient pas du tout le genre de la maison, et je risquais à peine d'y voir Anette, la jeune femme que ma mère employait -exploitait serait plus juste- pour l'entretien de la maison.
Nous avions de temps à autre des nouvelles de Dimitri; il hésitait de plus en plus à nous rejoindre, et j'avais parfois de longues conversations avec lui, et nous discutions du bien fondé de tout cela. Il s'épuisait au travail, et ses parents ne lui laissaient pas une seconde de répit, à présent qu'ils avaient eu vent de mon départ. Dimitri s'en fatiguait, mais il tenait le coup; encore quelques semaines, disait-il.
Il lui fallut deux mois. Sa deuxième année en poche, il nous rejoignit enfin. Nous étions au complet, et chacun trouva bien vite sa place. Tristan travaillait à la ferme d'Arthur, et Alice aidait parfois Madeleine au ménage ou pour les courses en échange de quelques menus services; Dimitri et moi nous occupions des travaux et t'aidions au jardin.
Notre petite vie était plutôt bien réglée, et ronronnait comme une machine bien huilée. Cela n'allait pas sans écueils ni grains de sable, une vie telle que la nôtre a son lot de difficultés, essentiellement dues au fait que le confort était plutôt minime et que la vénérable demeure ne connaissait de l'isolation qu'une définition vague. Plus d'une fois les orages d'été emportèrent des tuiles, et inondèrent le grenier; plus d'une poule s'échappa ou fit les frais des renards, et plus d'une fois la pitance se trouva maigrelette, faute de revenus suffisants.
Pas d'eau courante non plus, il fallait la tirer au puits dans la cour, et remplir une citerne à l'arrière de la maison; la vie était spartiate, mais au moins nous étions quasi autonomes, ne dépensant que l'essentiel pour la nourriture, et le reste pour les matériaux des travaux qui avançaient bien, à présent qu'il y avait deux paires de mains en plus pour soulever les poutres et poser les carrelages.
La maison était rarement calme, il y avait toujours une scie en action, un pinceau, et la poussière soulevée par tout ce mouvement ne retombait jamais, si bien que qu'Alice et toi aviez définitivement abandonné l'idée de garder l'endroit propre, vous bornant à déblayer quotidiennement les saletés sur le sol tandis que du plafond pleuvait une fine averse de bois.
Si mes parents nous avaient vu alors, ils se seraient enfuis à toutes jambes. Nous étions hirsutes, mal rasés, revêtus de chemises à carreaux et d'habits informes que Dimitri récupérait dans les déchetteries ou à Emmaüs. Nous étions devenus les rois de la récupération, ne jetant quasiment rien; il y avait toujours besoin de quelque chose, et nous faisions des pieds et des mains pour pallier à ce manque sans débourser un sou.
Arthur et Madeleine étaient une aide bienvenue, et semblaient enchantés de voir de jeunes gens revenir à la vie qu'ils avaient connus, avant la télévision et internet, et toutes ces choses qui nous avaient coupés du monde. Nous étions revenus à la terre, à une existence qui crève et burine les mains, et avions trouvé une exutoire à toute cette énergie que nous avions. Il y avait une bonne part de colère dans ce qui brûlait en nous; de la rancœur et du dégoût, pour certains. Nous avions fui le monde pour mieux construire le nôtre, à la sueur de notre front.
Et nous étions heureux, malgré tout. Peut être parce que nous avions vraiment l'impression de le mériter, et que rien ne nous venait sans que nous ayons travaillé pour cela auparavant.
L'été était passé, l'automne avait fané les arbres et mûri la vigne sur la façade, et puis l'hiver était venu à son tour; le printemps se profila, maussade et humide, jusqu'à ce qu'enfin les beaux jours reviennent, tard, mais bel et bien là. Mai arriva, et cela fit bientôt un an que j'étais là, et deux ans et demie que la maison était occupée. Le temps s'étaient considérablement ralenti, pour nous; nous n'avions quasiment aucune nouvelle du dehors; Tristan appelait régulièrement sa mère, avec qui il entretenait de bien meilleurs rapports qu'auparavant, et je laissai parfois des messages sur le répondeur de mes parents, mais jamais ils ne me rappelaient. Seul Dimitri allait encore voir les siens; je n'ai jamais su comment, mais il avait réussi à leur faire avaler la pilule. Je le soupçonnais tout de même de ne pas leur avoir dit la totale vérité, mais cela ne me regardait pas vraiment.
Lorsque vint le mois de juillet, les travaux furent presque entièrement finis. Bien sûr il y aurait toujours quelque chose à faire, mais le plus gros était fait, et nous avons fait une grande fête pour célébrer le moment, sans oublier d'inviter Arthur et Madeleine qui partagèrent avec nous un repas gargantuesque. Il y eut un feu de joie, des chansons, des histoires, et nos mains calleuses et rêches battaient la mesure de nos cris d'allégresse.
Nous étions jeunes, et libres; je me souviens que nous avons couru, longtemps, ivres de vin, de bonheur, ivres de vivre sans entraves. Nous étions jeunes, et bêtes, mais nous étions heureux, c'était ce qui comptait. Nous étions ensembles.
On a laissé au loin la ferme et le grand feu qui s'éteignait; on s'est allongés dans l'herbe, en cercle, comme on l'avait fait si souvent quand on dormait à la belle étoile ou qu'on musardait au soleil. On a parlé, longtemps, et fumé, beaucoup, parce qu'on voulait brûler la vie par les deux bouts, parce qu'on savait qu'elle est trop précieuse pour la gaspiller bêtement. On vivait comme on l'avait choisi, et nous étions conscient de cette chance. Ce fut un soir magique, à tout points de vue; nous avons largué les amarres, couru jusqu'à la mer, hors d'haleine, fourbus d'alcool et de fumée, et nous avons sauté dans les vagues sous la lune souriante. L'eau était froide, mais toute pleine d'éclats blancs, comme les replis d'un tissu féérique brodé d'étoiles. L'écume jaillissait, s'écrasait et venait mourir sur le bandeau clair de la plage bordée de rochers, et nous bondissions avec elle, sans nous soucier du lendemain, ni du futur. L'important était l'instant présent. Nous étions ensemble, unis, et nous partagions un bonheur chèrement gagné.
Je n'oublierai pas, non; jusqu'à mon dernier souffle le souvenir de cette nuit, cette apothéose merveilleuse, restera gravée dans ma chair et mon esprit, dans mon âme, pour toujours. Je n'oublierai ni les flammes qui dansaient à l'unisson avec nous, ni la musique, ni nos chansons échevelées. Je n'oublierai ni l'eau glacée qui saisissait mes membres, ni le grand ciel plein d'étoiles, pas plus que la lumière de la lune sur ta peau qui se dévoilait.
Je n'oublierai pas, Yuna, la saveur de tes lèvres et les promesses de ton corps; je n'oublierai pas ta voix, et les soupirs, et les rires, et l'ivresse. Je n'étais plus moi-même, et depuis je ne l'ai plus jamais été, depuis que tu as marqué ma chair au sceau de ton amour. Tu étais libre, Yuna, mais tu m'avais choisi, sans que je le sache, tu en avais décidé ainsi.
C'est peut être pour toi que j'écris tout ça; pour que tu te souvienne de moi, sans doute. Pour que tu emportes avec toi un peu de ce qui fut.
Quoi qu'il en soit, après cette folle nuit, la vie reprit son cours, paisible et sans heurts. Nous avions un peu plus de temps libre, à présent que les travaux étaient terminés. La maison était entièrement habitable, et nous ne cessions de l'aménager et de la meubler, avec un atelier pour Tristan, des chambres en plus, une vraie salle de bains où trônait votre fierté, à Alice et toi: la vieille baignoire sabot que vous aviez retapée de A à Z... Dimitri poursuivait ses études par correspondance pour se donner le change devant ses parents, qui avaient enfin accepté la décision de leur rejeton à la seule condition qu'il poursuive sa licence jusqu'au bout. Je n'avais guère de nouvelles des miens, mais je ne m'en souciais plus vraiment: je filais le parfait amour avec toi.
Mais il y eut un grain de sable. Ou plutôt, un rocher. Sous la forme du propriétaire des lieux, qui faisait visiter son terrain à d'éventuels acheteurs; visiblement, il n'avait pas mit les pieds ici depuis longtemps, et ignorait totalement notre existence. Nous étions tous présents, ce jour-là; et ce fut un choc pour tout le monde de découvrir notre existence mutuelle.
Lessay n'était visiblement pas du genre à transiger, et semblait vouloir à tout prix vendre ses terres. Tristan et Dimitri, dont le bagout et la capacité à négocier n'étaient plus à prouver, tentèrent de trouver un terrain d'entente, proposèrent même de payer un loyer pourvu que nous puissions conserver la maison, à ton grand dam, toi qui ne voulait rien moins que l'envoyer balader. Tu as dû faire un gros effort pour te taire et laisser les garçons parler, surtout quand M. Lessay qualifia l'endroit de « taudis infâme » et de « cloaque à junkies ». Il faut dire que nous n'étions pas très présentables, mais nous avions tant trimé pour cette maison que nous n'étions pas prêt à lâcher le morceau. Dès le surlendemain, l'affaire était enclenchée, et le ballet commença. Lessay envoya pèle-mêle des policiers, des huissiers, qui inspectèrent la maison de fond en combles et bombardèrent Madeleine et Arthur de questions. Ceux-ci nous défendirent comme ils le pouvaient, arguant que nous étions propres, sympathiques, pas bruyants et travailleurs, et qu'eux-mêmes nous avaient aidés à retaper l'endroit. Ils savaient que la maison avait un propriétaire, mais Arthur avait depuis longtemps prévenu Lessay que la maison sur le terrain était encore debout et tout à fait habitable après remise en état; voyant que celui-ci ne l'écoutait pas, il avait été très content de nous voir nous y installer et y ramener un peu d'animation.
Mais cela ne sembla pas suffire, et les semaines suivantes furent pénibles pour tout le monde; nous nous étions fourrés dans un sacré pétrin, en vérité. Sentant venir le coup, dès le départ de Lessay, nous nous étions débarrassés de tout ce qui pouvait être compromettant. Pas question de se retrouver avec une histoire de drogue par-dessus le marché.
Ce fut Dimitri qui prit les choses en main; ses études de droit l'avaient plutôt rodé, et il était naturellement doté d'un éloquent verbiage qui ferait sans doute de lui un excellent avocat.
La procédure traîna en longueur, mais tout semblait plus instable que jamais; à peine avions nous achevé la rénovation de la maison que nous devions déjà y renoncer. On ne se faisait guère d'illusions, à vrai dire; Lessay était une vraie hyène et semblait nous haïr de toutes ses forces. Il s'acharnait avec une hargne étonnante, à laquelle Dimitri tâchait de répondre par le plus de courtoisie et de calme possible; les mois passèrent, interminables et lourds, tandis que ce dernier tâchait de nous faire rester là le plus longtemps possible. Chaque décision entraînait un recours, et il faisait des pieds et des mains, si bien que presque un an s'écoula avant que ne vienne l'audience finale, un peu avant la fin de l'été.
Nous avons tous fait le déplacement, et revoir la ville dans ces circonstances me souleva le cœur. Dans la voiture qui menait au palais de justice, je serrai bien fort ta main, Yuna, et ta colère ne semblait pas baisser d'un cran.
Dans la grand salle, nous étions tous assis, côte à côte; l'avocat était droit et digne dans sa robe noire, à côté de Dimitri dont la détermination froide et égale nous avait tous soutenu durant ces mois de procédures interminables. De l'autre côté, Lessay était assis, raide comme la justice, certain de sa victoire. Nous l'étions également plus ou moins; Alice et moi étions résignés, mais les autres semblaient espérer, encore, encore un peu.
Sans résultat. Le juge nous laissa trois semaines pour quitter les lieux; la date du 25 septembre fut retenue pour l'expulsion.
Le rêve prenait fin. Il n'y eut ni chansons ni longues discussions, ce soir-là; chacun s'en fut, le cœur lourd, tandis que chacun prenait ses dispositions pour retourner à la vie normale. Ce fut un affreux déchirement que d'avouer à mes parents ce qui s'était passé, et j'ai parlé, longtemps, jusqu'à ne plus pouvoir retenir mes pleurs. Ma mère ne m'a pas rappelée pour autant, mais je savais qu'elle m'écoutait, même si elle ne décrochait pas. Le plus dur était pour toi, Yuna; tu n'avais nulle part où aller. Dimitri retournerait quelques temps chez ses parents, Tristan allait vivre chez sa sœur avec Alice, et j'avais trouvé une tante compatissante pour m'accueillir le temps que je trouve un logement et reprenne mes études.
Yuna, tu n'avais personne à part nous, tu n'avais pas d'argent, et pas de famille; je t'avais proposé de venir chez ma tante avec moi, mais je savais bien que tu ne serais jamais à l'aise excepté ici.
Trois semaines s'écoulèrent, et la maison se vida. On donna les poules à Arthur, et on leur laissa tout ce que l'on ne pouvait emporter. Dans sa mansuétude, Lessay nous avait permis de garder tout ce qu'on voulait, étant donné qu'il comptait raser la maison. Faute d'endroit où placer tout cela, on laissa les meubles à la garde de nos voisins, et, une dernière fois avant que l'expulsion soit définitive, on fit un dernier tour, une dernière fois, et tu allas jusqu'à récupérer des morceaux de lambris des chambres pour y graver nos noms, et toutes les dates qui avaient marqué l'histoire de la maison. Ces planches, je les ai gardées, et ton écriture maladroite s'y voit encore sous la poussière. Quand nous sommes sortis, les machines étaient déjà là, prêtes à engloutir ce à quoi nous avions consacré tant de temps. Quatre ans plus tôt, jour pour jour, Yuna, tu t'installais ici.
Je n'oublierai pas, Yuna; je n'oublierai pas le grondement des pelleteuses, et la douleur qui m'avait saisi en voyant les murs s'effondrer peu à peu, et les boiseries que nous avions posées, et ce carrelage qui nous avait donné tant de peine. Tous ces efforts anéantis. J'en suffoquais.
Mais toi, Yuna, tu ne t'es pas laissée faire; tu as as couru et nous avons dû te retenir car nous savions ce que tu allais faire. Nous ne voulions pas te voir mourir en arrêtant les chenilles d'une machine, Yuna; mais tu pleurais.
-Calme-toi! A crié Tristan. C'est fini! Oublie ça, on ne peut plus rien faire, maintenant, c'est terminé!
-Pourquoi? Putain, mais pourquoi?
Tu as hurlé, à t'en briser la voix.
-On n'a pas le choix, nous avons tout fait pour éviter ça mais c'était impossible.
Cette fois c'était Dimitri qui a tenté de te raisonner, comme toujours, avec ce calme qui n'appartient qu'à lui; et tu pleurais, Yuna, tu tremblais, comme si ta colère avait prit toutes tes forces, que la douleur que tu ressentais allait te tuer.
-Il y avait toujours quelque chose à faire! On aurait pu sauver la maison!
-Lessay ne voulait rien entendre, a reprit Dimitri. J'ai essayé, je te jure, j'ai essayé...
Il t'a prise dans ses bras, t'a serrée contre lui, et tu as pleuré, encore, tu t'es agrippée à lui comme s'il pouvait encore te sauver...
-C'est fini, a dit Alice d'une voix faible. C'est terminé. Tristan a raison, il faut tourner la page.
Les murs s'effritaient sous les assauts des pelles et le grondement des moteurs. Les chambres étaient éventrées une à une, et exposaient leurs secrets au soleil cruel; le vent soufflait, emportait la poussière que dégageaient les débris en tombant. Le craquement des poutres, les avalanches de moellons, tout ça faisait le même bruit que les rêves qui se brisent, et que nos cœurs qui crevaient un à un. Tu sais, Yuna, s'ils sont devenus comme ça, je crois que c'est parce qu'on est tous un peu morts, ce jour-là. On a tous perdu une part de nous-mêmes, une part qui ne reviendra jamais. Et je pense sincèrement que tu as perdu bien plus que nous tous, bien plus qu'un foyer.
Le silence est retombé parmi nous. Tu étais dans mes bras, tu ne disait plus rien. Nous nous taisions en regardant agoniser ce qui avait prit tant de place dans nos vies, et même si nos larmes ne coulaient plus, on pleurait avec toi, Yuna. On souffrait avec toi.
Avant la fin de l'après midi, il ne resta plus rien de la maison que des gravats. Le poulailler était disloqué, le potager avait été labouré jusqu'à l'os par les chenilles métalliques, et la pelouse n'était plus qu'un champ de boue piétinée. Quand il ne resta pas une pierre qui ne tint debout, nous sommes partis.
Personne n'a parlé durant tout le trajet. On s'est quittés à l'endroit où on s'était garés, et chacun est parti de son côté, comme avant, sauf que cette fois il n'y avait plus d'endroit où se retrouver, plus de secret, plus de chez nous. Plus rien. Il n'y avait plus que nos mains calleuses, et quelques photos pour témoigner de ce que nous avions fait.
Tu n'as plus rien dit pendant le reste de la journée, et tu as à peine ouvert la bouche le jour suivant. Tu restais quasiment prostrée, et tu refusais de plus en plus de t'alimenter. De mon côté, j'essayais de me réconcilier avec mes parents. Cette aventure m'avait changé bien plus que je ne le pensais; je n'avais plus peur d'eux, et ce fut sans la moindre hésitation que leur racontai tout. Je leur montrai les photos de la maison, leur expliquant ce que nous avions fait, comme pour justifier ces années d'absence. Ils restèrent silencieux, longtemps, mais ce fut d'une voix émue que ma mère me dit qu'elle était fière de moi; maigre consolation au regard de tout ce que j'avais perdu. Ce qui m'aurait fait exulter auparavant, ces quelques mots après lesquels j'avais couru si longtemps ne me faisaient plus rien venant de cette petite femme qui refusait d'admettre son âge, et qui se complaisait dans la médiocrité d'une vie passée à s'écraser devant plus puissant et plus riche que soi. Mon père en revanche fut bien moins conciliant, et j'eus droit à un sévère remontage de bretelles, face auquel je restai froid; ils m'étaient étrangers, tous; je les trouvais bizarres, et ennuyeux. Ils s'attachent à des broutilles, sans prendre le temps de vivre vraiment. Ils courent dans tous les sens, s'agitent, en oubliant ce qui est vraiment important; ils m'ennuient. Je te revoyais de temps à autre, Yuna, mais tu avais décidé qu'il était mieux de se séparer, et je l'avais accepté avec un stoïcisme qui m'étonne encore aujourd'hui. Peut être que cela nous rappelait trop le passé, et que cela te faisait encore plus ressentir le poids de tout ce que tu avais perdu, qui sait. Il n'y avait que Tristan pour te comprendre vraiment, et moi, je n'ai pas réussi cet exploit.
Pourtant je te connaissais suffisamment pour savoir que tout dans ta vie tendait vers les extrêmes, et que tu préférais tout perdre plutôt que conserver à peine quelques lambeaux de ce à quoi tu tenais tant; alors tu as renoncé à tout, Yuna, jusqu'à ta vie.
C'est moi qui t'ai trouvée, un froid matin d'hiver, et je ne me suis jamais senti aussi dépossédé. Tu étais un des derniers vestiges de ce bonheur passé, Yuna, mais tu es partie. Pas sans un mot, cependant, tu avais laissé une lettre. Quelques phrases à peine, juste pour me dire que tu m'aimais, mais que tu ne pouvais plus supporter cette vie. Je te comprends, ma belle, je te comprends encore maintenant, quand je me vois, quand je vois les autres; tu n'aurais pas pu vivre ainsi, être dans la norme, au milieu de tous ces gens, au milieu de ce bruit, toi qui n'avais plus rien que nous, et cette maison à qui tu avais donné ton âme et où tu avais été heureuse, pour la première fois de ta vie. Tu étais fragile, Yuna, malgré ton caractère, malgré la force que tu avais en toi; tu étais si jeune, et déjà ébréchée par l'existence, comme ces objets cassés que tu récupérais partout, sauf que toi, personne n'a pu te réparer, et que le seul endroit où tu pouvais être en paix t'a été enlevé.
Et tu t'es brisée. Mais tu étais morte bien avant ce jour, je le sais.
Je me souviens, Yuna, je me souviens de t'avoir décrochée du plafond, d'avoir desserré de ton cou cette corde qui enflait ton visage; je t'ai bercée, comme autrefois quand tu t'endormais dans mes bras. J'ai coiffé tes cheveux trop longs, j'ai fermé tes yeux plein de larmes, j'ai cru pouvoir t'accorder un peu de repos. Et j'ai pleuré, longtemps, avant de pouvoir te quitter, lâcher cette viande blafarde qui n'était plus toi, qui n'était plus que la coquille vide du papillon que j'avais connu.
Et sans savoir comment, j'ai continué à vivre. Reprit mes études, oublié ces années, les ai effacées de ma mémoire pour ne plus souffrir, ne plus vivre dans le passé, et surtout ne pas me rendre compte de tout ce que je faisais, me rendre compte que je menais la vie à laquelle j'avais voulu échapper. Je me suis réconcilié avec mes parents, j'ai été riche, heureux, comme le sont ceux qui satisfont de la pénombre tout en ayant connu le plein soleil. Je me suis marié, Yuna, avec une femme qui ne m'aimait pas, j'ai eu des enfants que j'ai laissé grandir sans m'en préoccuper, parce que vois-tu, tout cela, je m'en fichais. Au fond de moi je suis toujours le gamin qui tu as connu et de qui tu te moquais quand il hésitait sur tout; je suis toujours l'idiot rêveur qui allait de bon matin fouiller la paille pour trouver des œufs, le crétin idéaliste qui croyait que tout cela pouvait durer. Au fond de moi je n'ai pas changé, je suis toujours l'abruti que tu avais aimé.
Et nous voilà tous réunis à nouveau. Cette maison, Yuna, j'aurais tant voulu que tu la voies... Elle est comme celle que nous avions, avec des volets bleus, de la poussière dans tous les coins, et cette baignoire que tu aimais tant. Car vois-tu, Alice, Tristan, même Dimitri qui avait défendu si ardemment notre rêve, tous y ont renoncé, et ont envoyé aux ordures tous nos souvenirs, si bien que je n'ai pas pu récupérer grand chose. Le lit que j'avais, cette table qui trônait dans la cuisine, la baignoire que tu avais réparée avec Alice, le lustre en toc, et quelques autres babioles, rien de plus. Les photos sont toujours là, punaisées au mur; je ne peux me résoudre à oublier, je n'y suis jamais vraiment arrivé; vingt ans plus tard je suis toujours aussi sentimental.
J'ai tout plaqué, une nouvelle fois. Mes enfants vont et viennent, et ne me reconnaissent plus, mais ça leur fait plaisir; je suis redevenu celui que j'étais, et c'est bien mieux comme ça. Heureux les simples d'esprit, dit-on, alors je veux redevenir aussi idiot qu'avant.
Tu sais Yuna, je ne suis jamais retourné là-bas. Voir ce que Lessay en a fait, quel que soit le résultat, serait trop douloureux. Je sais qu'Arthur et Madeleine sont toujours là, presque centenaires, à présent, mais toujours là. Je vais parfois les voir. Rarement, il y a chez eux trop de souvenirs, et c'est encore trop proche de la maison pour que je n'aie pas envie de pleurer, à nouveau.

Alors voilà, Yuna, on est tous là, assis, et ton siège est vide comme toujours, mais on se rappelle de toi, toi qui avait tout donné, toi qui avait renoncé à tout pour ne plus souffrir.
Cette lettre est pour toi, et pour tout ceux qui ont rendu ce rêve possible. Après tout ce temps, je n'ai retenu qu'une chose: le propre du bonheur, c'est de ne pas durer.


Camille replie la lettre, s'essuie les yeux, se racle la gorge. Vingt-cinq ans plus tôt, Yuna s'installait dans la maison. Quelques années plus tard, le bâtiment était rasé. C'est toujours à cette date qu'ils se réunissent, ces vieux amis que la vie a séparés pour mieux se réunir une fois les blessures guéries. Ont-il vraiment grandi? Camille a toujours les mains calleuses et usées, et porte les mêmes vêtements trop grands qu'autrefois; ses cheveux longs et sa barbe mal taillée le font ressembler à un hippy sur le retour, mais son sourire n'a pas changé. Un peu plus ridé, un peu plus triste, aussi. Ses yeux noirs sont voilés, fatigués, comme s'il était déjà vieux; de tous ceux qui avaient partagé cette aventure, il semble le plus marqué. Pourtant, ni Alice, ni Dimitri, ni Tristan n'ont oublié. Ils ont grandi, simplement, se sont fait une raison, ont enterrés leurs rêves. Mais chaque année, pour une journée, ils reviennent au temps de leur jeunesse, se souviennent et fêtent le simple fait d'être ensemble, à nouveau réunis, et goûtent à la paix de la vie qu'ils ont perdue. Mais ils font des projets. Un jour, quand ils seront vieux et fatigués de la vie, ils reviendront dans cette maison, là où Camille les attend. Ce n'est pas vraiment celle qu'ils avaient habitée, mais elle y ressemble. Et là, ils pourront vivre heureux, à nouveau, en attendant la mort.

pix: décembre 2006, un hiver à la plage, again